Viendra le temps du feu (extrait)


Il paraît que l'odeur, ce sont des molécules. Respirer le parfum d'un corps, d'une chevelure, c'est l'avaler un peu. Goûter une personne, ingérer les infimes particules de son être.

Il paraît que porter un embryon en soi procède à des échanges de cellules qui migrent de l'enfant vers le corps qui le porte, y deviennent cellules-souches et des années plus tard y sont encore présentes, même multipliées.

L'enfant que j'ai portée est donc encore en moi, plus de huit ans après sa venue en ce monde. Les peaux que j'ai léchées, mordues et embrassées, font donc partie de moi, même des années après que l'on s'est séparées.

Mon corps est donc la somme des deux corps qui m'ont faite, du corps que j'ai porté, des corps que j'ai aimés. Il est la somme aussi de ceux dont j'ai goûté l'odeur sans le vouloir. Dans le bus, au travail, dans la rue, chaque fois que mes narines ont frémi d'écœurement, j'absorbais malgré moi des particules des Autres.

Mais celles de mes sœurs vivent dans tout mon être. Celles que j'ai embrassées, avec qui j'ai dormi, partagé des repas, et qui y ont laissé des cellules de leur peau, salive, sueur, cheveux, poils, rognures d'ongles, larmes, aussi, parfois.

Mon corps ne s'arrête pas aux limites de la peau. Mon corps ne mourra pas le jour où je mourrai. Il a semé partout des fragments, gènes, souvenirs impalpables et données matérielles qui ne peuvent s'effacer.

La seule chose qui meurt, vraiment, est la conscience. Et c'est pourquoi j'écris, souvent dans ce cahier, pour conjurer le sort de disparaître un jour sans avoir laissé trace de l'histoire qui m'habite, de celle de mes sœurs.

Le langage est matière, et ce même s'il n'est pas palpable comme la chair.

Car il prend de la place, sur une page, dans l'espace qui résonne des mots que l'on a prononcés. Même si les mots n'ont pas d'enveloppe charnelle, de cellules qui migrent d'un organisme à l'autre et pas de placenta, qu'ils ne transmettent pas de maladies génétiques, ne marchent pas tout seuls, ils peuvent naître et mourir, si on ne les emploie pas. Parce qu'ils sont vecteurs, code dans lequel transmettre un état de notre âme, ce que ressent un être. Un millier de valises, de toutes formes possibles, et des arrangements infiniment variables, combinatoires multiples.

Le langage est aussi manière peu salissante de se reproduire, d'assurer la survie, d'un peuple, d'une espèce. Pas d'accouchement sanglant, d'acte sexuel suant, de mélange de salive, sperme et sécrétions. Le langage est le pacte premier qui nous lie, notre contrat social.

Le langage pourtant est fait de mots qui tuent, qui nous emmurent, aussi. Comme le dit Wittig, les mots nous empoisonnent la glotte, la langue, le palais, les lèvres. Nous forcent à projeter nos êtres dans des formes qui épousent rarement toutes les fluctuations de nos états internes.

Et on se fait violence, dès qu'on ouvre la bouche ou qu'on nous interpelle. Ça commence très tôt. À moi, dès la naissance, on a dit c'est une fille, elle fera des enfants. Le pacte du territoire sur lequel j'ai grandi ne voyait de raison à l'existence d'une femme pas plus qu'à celle d'un vase : il faut un contenant. Posé sur une table ou bien sur ses deux jambes : les deux sont récipients.

Mais j'ai voulu soustraire le contenu du vase, le concocter moi-même, et faire à ma façon œuvre de reproduction. Il n'y aurait pas d'homme. Personne pour me dire que c'est le couvre-feu. Il n'y aurait personne faisant autorité. Celle du père, je l'ai fuie.

A vingt ans j'ai rompu le pacte qui ne me liait aux Autres en mélangeant ma sueur, ma salive, l'empreinte de mes doigts, les cellules de ma peau, mes ongles, mes cheveux, à ceux d'une autre femme. Et je n'ai eu de cesse ensuite de chercher un autre monde possible, un territoire annexe, un peuple qui n'aurait pas de pères, et pas d'heure à laquelle se coucher.

J'ai fui en suivant une amante après l'autre, des bribes d'elles restant ancrées dans ma mémoire, je les porte à jamais comme des cellules-souches.

Une amante après l'autre m'a éloignée du centre, m'a menée hors des murs de là où je suis née. M'a fait franchir le fleuve, quitter le territoire. Un amour après l'autre a forgé qui je suis. Comme j'étais forte, alors, je n'avais peur de rien. J'étais tout animée par la joie radicale de traverser les flots qui séparaient le monde des futurs à venir, et celui où la langue fait corset invisible à tous les corps femelles, rogne chaque jour nos ailes, fait de nous des fantômes entre les pages de livres qui ne content d'histoire que les autorisées.

J'ai quitté la rive gauche et sa langue rectiligne, un cahier dans ma poche, voici presque vingt ans. Je ne savais pas encore qu'il existe des livres dont on ne parle pas. Des livres qui racontent l'histoire de mes sœurs, de toutes les évadées.

J'ai écrit chaque jour comme un acte nécessaire. Pour ne pas laisser fuir la mémoire des moments vécus sur l'autre rive.

L'enfant que j'ai portée aime lire pendant des heures. C'est pour elle que j'écris, sans doute, maintenant. Les cellules de mon corps, elles, n'ont pas la mémoire des histoires que l'on vit, elles ne transmettent pas les souvenirs de nos êtres, le sens qu'on a donné à leur présence ici. L'enfant trouvera peut-être qu'on a des traits communs, la forme du visage, ou le ton de la voix. Tout ça ne dira pas comment se sont tissées son histoire et la mienne, et celle de mes sœurs.

C'est pourquoi ce matin j'ai ouvert ce cahier que j'avais dans mon sac, pour récrire une histoire que je pourrai transmettre.

Car écrire c'est aussi traduire l'expérience de nos corps en ce monde, quand les chairs sont muettes, que la conscience n'est plus. Remanier le langage, réinventer les mots, les rendre caressants, les faire se reproduire, et puis donner naissance à d'autres mondes possibles.

Notre histoire nous survit, pourvu qu'elle soit écrite, pourvu qu'on puisse la lire.


WENDY DELORME, Viendra le temps du feu
éditions Cambourakis, collection Sorcières 2021, pp. 263-265
l> écouter le texte lu par Elisa Monteil