Chimères minuscules
HEXENHAMMER Épisode 6


Dans ton cerveau, ta mère. Dans ton estomac, ton fils. Dans ta rate, ta fille. Dans ton coeur, ta grand-mère. Dans tes poumons, ton foetus avorté. Dans tes reins, ta fausse couche.


En mouvement, ta famille voyage dans ton sang, s'enracine dans tes organes, tes tissus. Et toi-même, traversant la barrière du placenta, tu t'insinues dans le sang, les organes, les tissus de ta progéniture.



CHIMÈRE ET BELLOPHORON2

                        Du dragon : la crête dorsale, la queue, le feu, la gueule ;
                        Du lion : la crinière, le poitrail, la mâchoire, la gueule ;
                        De la chèvre : les pattes arrières, les cornes, la gueule :

                        Chimère.

                        Mère de la Sphinge :
                        Du lion : la poitrine, la queue, les pattes ;
                        De l'oiseau : les ailes ;
                        De la femme : le visage.




Tu es un hall de gare,


Ceux qui sortent de toi : enfants, avortons.
Ceux qui passent par toi : des personnes, leur sexe, leurs doigts, leur langue.
Et donc maintenant, tu viens de l'apprendre : tous ceux qui y restent.


Tu as lu quelque part qu'une des différences que l'on faisait dans l'antiquité (tu l'as lu quelque part, tu ne te souviens plus du nom de la source, donc ça doit se passer dans l'antiquité, c'est sûr), une des différences que l'on faisait dans l'antiquité donc entre l'homme et la femme était que le corps de la femme était un corps ouvert dont on entrait et sortait sans qu'elle puisse y faire grand chose : le sang, les enfants sortent, le pénis de l'homme rentre, alors que le corps de l'homme, lui, était un corps fermé, dans lequel la brèche ne pouvait se faire que par l'entremise d'une d'arme, d'une estafilade lors d'un combat (entre hommes bien entendu) et donc de façon active (bon, la merde et l'urine, le vomi, le pus, ça compte pas et puis non, on ne va pas parler de l'anus non plus, l'anus d'un homme, ça n'existe pas).



                        Chimère,
                        Monstre femelle destructrice,
                        Ravageant la Lycie, la Curie
                        De son feu, de sa mâchoire, de ses cornes, de ses gueules.



On t'avait dit : un corps = une personne. Une personne = un individu. Un individu = ce qui ne peut être divisé3 Un c'est un. Tu es toi, c'est tout et basta. Deviens qui tu es4... Connais-toi toi-même5... Blablabla. Tu développais ta personne comme il se doit.

Et puis un jour ton corps explose.
6

Et ce corps minuscule, enfermé entre les murs de ses cellules, n'est plus le tien. Tu es devenu un monde en soi, un biotope, un cosmos. Au coeur de tes entrailles, un territoire indécidable, à la fois totalement tien et totalement autre se développe, repousse estomac, foie, poumons pour se faire sa place. Pendant 9 mois, tu es tous les sexes à la fois, clitoris & pénis. Tu as vu une partie de ton corps sortir de toi et s'animer et grandir et devenir soi et toujours un peu toi.Ton corps déborde ton corps, déborde le monde. Tu ne comprends plus rien.



                        Monté sur Pégase,
                        Du cheval : le corps, la gueule,
                        De l'oiseau les ailes,
                        Bellophoron.




Ce qui t'aide à penser ce que tu vis, ce que tu as vécu, ne concerne pas la grossesse (même si, bien sûr, ça la concerne) : Sigourney Weaver qui murmure d'une voix grave, toute de shantung orange « There is no Dana, there's only Zuul » dans Ghostbusters8; un livre de Jean-Luc Nancy Être singulier pluriel9 (ce choc quand tu rencontres enfin la formulation précise de ton ressenti de cet état étrange) et puis d'autres titres du même Nancy : Le partage des voix, La communauté désoeuvrée, La Communauté affrontée, L'intrus (et l'on élabore une théorie psychanalytique : la recherche sans fin d'un « nous primordial » à jamais inaccessible et pourtant depuis toujours à portée de main : PregNANCY)10, Je est un autre11 de Rimbaud bien sûr, Norman Bates, assis sur sa chaise dans Psychose12, recouvert d'une couverture râpeuse ne laissant dépasser que sa main droite, ne disant rien, nous fixant de son regard, tête de mort subreptice, laissant toute la place à la mère, « je n'écraserais même pas cette mouche ». La boucle est bouclée : l'enfant, autrefois hébergé dans le corps de la mère, héberge à son tour l'esprit maternel.



                        Bellophoron combat Chimère,
                        Pégase, lance, plomb en fusion,
                        La tue,
                        Tue son feu, tue sa mâchoire, tue ses cornes, tue ses gueules.
                        Et s'en va massacrer les Amazones.




Boucle encore, quand la Médée de Heiner Müller13, murmure à ses enfants avant de les tuer :


                        [...]Ah mes petits
                        Traîtres Vous n'aurez pas pleuré pour rien
                        Je veux de mon coeur vous arracher vous
                        La chair de mon coeur Ma mémoire Mes chéris
                        Le sang de vos veines rendez-le-moi
                        Réintégrez mon corps vous entrailles.




« Mon corps ». Qu'est-ce à dire ?


Et plus encore,


Comment peut-on être soi là ?14





______________________

1. Chacun.e d'entre nous possède dans son corps des cellules humaines étrangères. Ce phénomène s'appelle le microchimérisme. Les hommes reçoivent ces cellules pendant la gestation par l'intermédiaire du placenta. Les femmes, de par les grossesse successives, peuvent devenir une vraie réunion de famille à elles seules. Pour plus d’informations, lire cet article publié dans le quotidien suisse Le temps, Cette chimère qui sommeille en nous de Florence Rosier.
2. Le mythe de Chimère sur Wikipedia
3. Définitions d'individu dans le Trésor de la Langue Française. Emprunté au latin individuum « ce qui est indivisible ; individu (par opposition à genre et espèce) ; atome ».
4. Extrait de Ainsi parlait Zarathoustra, livre de Nietzsche, 1883
5. Devise inscrite au frontispice du temple de Delphes, reprise par Socrate et retranscrite par Platon dans Le Charmide.
6. Voir l'épisode 2 de Hexenhammer de l'autrice.
7. Dans cette conférence filmée au Royal Institute of Philosophy, The Metaphysics of Pregnancy la philosophe Elselijn Kingma ( elle dirige un projet de recherche philosophique autour de la grossesse et la maternité) expose son sujet de réflexion : le foetus est-il une partie du corps maternel ou un hôte extérieur accueilli dans le corps de la mère (elle prend ici l'exemple du gâteau dans le four : le gâteau ne fait pas partie du four) ? La philosophe penche pour la première proposition.
8. Ghostbusters, film d'Ivan Reitman, 1984
9. Être singulier pluriel, livre de Jean-Luc Nancy, 1996.
10. Les thèmes de prédilection de Jean-Luc Nancy sont ceux de la communauté et du corps et pourtant la grossesse n'est pas abordée directement dans son œuvre à l'exception d'un article de 1987 intitulé Identité et Tremblement dans l'ouvrage collectif Hypnoses publié chez Galilée.
11. Lettre de Rimbaud à Paul Demeny - 15 mai 1871, dite La lettre du voyant
12. Psychose, film d'Alfred Hitchcock, 1960.
13. Médée-Matériau, pièce théâtre de Heiner Müller, 1985 traduite de l’allemand par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger.
14. Le soi est également une notion biologique et immunologique qui vise à distinguer dans un organisme ce qui constitue l'organisme-même du reste (environnement, pathogènes...). La grossesse et le micro-chimérisme posent évidemment un certain nombre de problèmes théoriques. Pour plus d'informations, Identité et biologie : cet étranger que l'on fait soi article de Nicolas Chevassus-au-Louis publié sur Mediapart qui présente cette théorie et ses limites.