Danielle Collobert, des mots pour le corps

Elle prétendait ne pas savoir ce qu’est la poésie, refusait de s’enfermer dans un genre littéraire et confiait, au poète Jacques Roubaud, écrire des phrases « par asphyxie ». Née en 1940 à Rostrenen, en plein coeur de la Bretagne, Danielle Collobert a écrit des textes avec peu de mots, dans une langue chargée de sensations, minimale et concise : « se mettre à raconter la mer — le ciel — se servir de tout ». Une écriture dense et moderne sur les limites du langage, reconnaissable par sa composition formelle de plus en plus segmentée, distincte par sa succession de tirets entre les mots et la disparition progressive du sujet. Celle qui avait cherché continuellement dans les mots « un peu de jour » s’est suicidée le jour de son trente-huitième anniversaire en 1978, quelques mois après avoir fait publier son dernier texte, Survie. Vingt-cinq ans plus tard, grâce au travail éditorial de Françoise Morvan et de quelques initié·es, l’intégralité de son oeuvre est enfin publiée en deux volumes aux éditions P.O.L. En 2021, il faut éventuellement traverser une école d’art ou parcourir quelques sites internet (laviemanifeste.com, remue.nettierslivre.net...) pour entendre et lire le nom de Danielle Collobert. Rarement l’impossibilité de dire aura été à ce point traquée et poursuivie. La seule façon de « vivre encore — quelque temps — dans la lutte avec le silence ».

Meurtre, son premier livre paru en 1964 aux éditions Gallimard, est écrit pendant la guerre d’Algérie, alors que Collobert s’est engagée en soutien au FLN. Deux ans plus tôt, ses activités politiques l’avaient contraint à quitter la France pour l’Italie. Un exil politique et une guerre coloniale, évoquée par l’antiphrase « des événements » et d’autres expressions qui colorent le récit d’un ton proche de la résignation et du mal être. Les « invasions » sont observées depuis un pays lui-même étranger dans lequel « nous vivons aussi mal que les derniers des humains qui habitent là, dans une région désertique peut-être ». Danielle Collobert compare cette distance redoublée à celle d’un montagnard en surplomb «le menton appuyé sur ses mains reposant à plat sur son bâton, qui regarde en bas, la plaine, les lumières lointaines, le tracé des fleuves, le morcellement des terres, les noyaux tentaculaires des villes ».
Dérangé par le corps des autres, le narrateur qui s’« y connaî[t] 
dans le meurtre » annonce rapidement  sa  décision  de tuer  quelqu’un. Il veut  tuer « par surprise » l’homme  qui le regarde « derrière la serrure, depuis le début » et anéantir celui qu’il rapproche d’un « autre moi-même, en plus doux, plus compréhensif ». À cette destruction d’emblée à l’oeuvre se superpose un élan inattendu : « une fleur nouvelle jaillie, s’ouvre peu à peu, énorme au centre de l’oeil ». Plus surprenant encore, « le froid d’un couteau » est capable de « s’épanouir ». 
La narration alterne indifféremment le féminin et le masculin, la première personne du singulier, du pluriel et l’adresse à l’autre comme autant de confusions de personnes, du regardeur et du regardé, du meurtrier et de la cible, de l’amant et de l’aimé. Son troisième livre,  Il donc, achève l’« abandon de l’impersonnel — de l’infinitif — enfin résigné — incarner — de la chair douloureuse — s’incarner comme l’ongle du pouce — Il donc ». Au fur et à mesure qu’elle avance dans son oeuvre, les personnages  disparaissent  pour laisser la place à   « un corps là — qui s’exerce à la douleur ». Un corps morcelé à la manière de ces mots détachés, sans liaison, « comme un arrachement - une amputation profonde ».

L’écriture de Collobert, à l’épreuve de toutes les transformations du corps, n’en est pas moins charnelle : « des mots par bouchées lentes — pâteuses — emplissant bien la bouche — la langue gonflée — les dents anesthésiées — ouverture à peine des mâchoires — les lèvres peu à peu rentrées — amincies — abandonnant le visage ». Le dernier drame est la disparition du visage, la perte du regard renvoyant peut-être moins à la mort directement qu’à la « vision » que réclame le.la narrateur·rice de Dire I pour survivre : « je voudrais de l’œil, de la consistance, de la sensation d’œil partout dans la tête ».

« La seule chose arrivée, c’est la sensation », résume-t-elle dans des notes de jeunesse rassemblées en un second volume posthume, Œuvres II , qui éclairent les textes publiés de son vivant. Des sensations que Collobert s’efforce inlassablement de circonscrire en formant une nouvelle cartographie de la douleur. Discernement remarquable, extrême lucidité de l’écrivaine qui a ausculté ses angoisses, ses détresses ou ses tremblements pour « se localiser ». Elle a exploré l’« inhabitable » et fixé provisoirement sur la page des mots comme des bords, des « murs s’éloignant sans cesse — l’espace de plus en plus vaste ». Partout dans sa Bretagne natale, l’autrice cherche les limites à la démesure du corps, à ses excès et dispersions, comme on cherche des repères dans une ville inconnue : « appeler au secours le bord de mer ».

Elle aura beaucoup voyagé, de plus en plus loin et dans les dernières années de sa courte vie avec une agitation assez troublante, « comme pour faire du monde et de l’écriture le lieu de sa disparition », commente Françoise Morvan dans son avant-propos. Malgré la visée explicitement funèbre de son entreprise littéraire, « j’écris parce que je vais mourir » assure-t-elle, ses livres ne prennent jamais de forme testamentaire. Meurtre, Dire I, Dire II, Il donc et Survie se font au contraire le lieu d’une lutte vigoureuse « entre le corps et l’écrit », le lieu provisoire où « en attendant remettre des noms sur toutes les choses ». « Recherche continuelle » autour d’un événement du corps peut-être, d’une sidération du langage, que l’on devine à certains moments, et qu’il importe au fond peu de connaître. Puisque d’une parole perpétuellement empêchée, qui s’échappe aussitôt approchée, l’écrivaine trace le chemin tumultueux pour la retrouver, l’effort ininterrompu pour la recomposer.



Pour lire un extrait et écouter un autre extrait lu par Flora Moricet de l'œuvre de Danielle Collobert.