Relire Ma mère rit de Chantal Akerman


Ma mère rit, dernier récit autobiographique de la cinéaste-écrivaine Chantal Akerman (1950-2015), est paru au Mercure de France dans la collection « Traits et Portraits » en 2013. Épuisé depuis de nombreux mois, il ressort aujourd’hui chez Gallimard dans la collection « L’Imaginaire ». 


Le livre est là à nouveau, sur ma table. Je le feuillette, je reconnais les photographies d’enfance, celles des films connus et moins connus, celles des lieux enfin, les fenêtres donnant sur la mer et sur le ciel mais aussi les lieux de l’intérieur : chambres, couloir, salle de bain.

Les photographies n’ont pas toutes la même taille : il y en a, petites, presque carrées, qui s’insèrent dans l’écriture, d’autres plus grandes pour lesquelles on s’arrête plus longtemps de lire avant de tourner la page. 

Les photographies ne sont plus en couleurs dans cette nouvelle édition. Le noir, gris et blanc des images semble décliner en multitudes de nuances le noir et blanc net, tranchant, des lettres imprimées. L’image et le texte sont de la même encre. Ils se reflètent noir sur blanc, noir et gris et blanc sur blanc.

Image et parole. Comme ces femmes qui se tendent chacune un miroir douloureux. La mère et la fille en tout premier et pour toujours. La mère fatiguée et malade qui fut autrefois belle, la mère survivante qui continue de survivre. La fille cinéaste-écrivaine qui a aimé les femmes, n’a pas eu d’enfant, et continue de regarder et d’écrire sa mère. Puis les amantes, C. surtout, mais aussi L. et M. Il y a, aussi, la mère morte de l’amante – sa mère est morte quand elle était petite – et la mère mourante de la « vieille enfant Chantal ». Enfin, d’autres présences douces en qui se reflètent encore la tendresse et l’amour que toutes recherchent et se donnent et parfois se retirent : une infirmière, une aide-ménagère, Clara, les bonnes amies qui viennent faire à manger et prendre des nouvelles.

Toutes sont là, existent en paroles et parfois sur les photographies. Leurs voix traversent le corps de la narratrice et le corps solide du texte pour venir s’inscrire elles aussi sur la page. Ces autres voix de femmes arrivent sans crier gare, au détour d’une phrase, sans guillemets, sans subordination, sans concordance de temps et autre chimère. Elles s’installent un moment, elles se font une place pour se raconter à leur tour.


Heureusement que je ne me suis pas mariée parce que je serais veuve depuis longtemps et quand on est veuve c’est pour toujours. C’est ce que m’a dit ma mère qui est veuve et elle a dit un jour, jamais je n’aurais dû épouser quelqu’un de plus vieux même si c’était un homme bon et intègre. Maintenant je suis seule et c’est pour toujours. Moi j’aime les jeunes et je ne veux pas me remarier avec un vieux pour lui laver ses chaussettes. Enfin, c’est juste une expression parce que maintenant j’ai une machine à laver le linge.


Chantal Akerman n’écrit pas de dialogue, elle écrit la parole – celle qu’elle entend résonner comme une musique si elle sonne juste. C’est celle qu’elle écrit. Une parole écrite. Elle ne dit pas « Elle dit que » mais « Elle dit ».


J’ai dit on y va. Elle a dit encore cinq minutes. […] Elle m’a dit tu me fuis. Je me suis dit elle parle. Elle parle enfin et c’est vrai.

J’avais fini par lui dire avec fierté je ne t’aime plus. Elle m’a dit ce n’est pas possible. Ce n’est pas vrai. […] Je me suis dit, je suis forte pour une fois, je parle. Je parle vrai.


Parler vrai, essayer. Peut-être est-ce : écrire en laissant de la place. Entendre les mots des autres, les phrases saillantes, comme celle, toujours répétée, de l’amante : « Je t’ai fait une maison ». Répéter pour donner voix, la faire entendre, la graver dans la mémoire, la garder un peu avec soi quand l’autre est partie. Comme des gammes chantantes qui habitent le corps et l’esprit pour ne plus être seule. À chaque fois que l’on répète, le corps se dessine un peu plus avec la voix, à chaque fois plus présente, plus intense. 


Parfois, l’image reparaît dans le flot de paroles, comme un insert esseulé au milieu des mots.


Peut-être même ses yeux dont la pupille devenait invisible.

Et parfois la lumière passait à travers les murs.


Chaque phrase poursuit la précédente avec impatience, avec détermination. Chaque phrase relance son élan, l’élan de sa parole, par des « et », des « d’ailleurs », des « au fond » et des « enfin ». Ces paragraphes serrés, rapides, où s’abouchent une à une les phrases. La rapidité n’empêche pas l’insistance, au contraire. Il ne faut jamais renier un mot quand on l’a trouvé. Ne pas lui substituer un pronom qui déroberait son rappel insistant – le mot résiste.


Moi je ne pensais pas que j’étais d’un autre genre ni différente, pas du tout, j’avais juste un genre, un genre bien à moi et c’était mon genre. Un genre un peu négligé mais j’aimais bien. J’aimais que les autres ne soient pas négligés mais moi je trouvais que le genre négligé m’allait mieux que le genre pas négligé. Mon genre négligé avait un certain style je trouvais. Un style bien à moi. Puis c’est devenu une habitude et je n’ai plus pensé à mon genre ni à mon style, j’étais comme ça et c’est tout. Différente.

Enfin peut-être.

Et il y avait d’autres filles d’un autre genre et c’était comme ça. Et on s’aimait et c’est tout.


Les mots portent la mémoire du monde, des objets, des femmes et des hommes, des vies. C’est pourquoi il faut les ranimer et les refaire entendre en écho, pour ne pas oublier. Parfois, les mots disent quelque chose d’exact quand ils se contredisent, grâce à l’écho. Ils font mentir leur sens et ils font sentir autre chose. Il faut par exemple entendre plusieurs fois, à la fin d’un paragraphe, comme une clausule, « J’aurais pas dû », après l’amour, la vie, la joie, la rencontre, « J’aurais pas dû », pour comprendre que si, il fallait bien, il fallait se voir et s’aimer puis se disputer et s’engloutir. C’est de cette logique-là, sans logique, dont parle l’écho. 

Il y a ce qu’on voit, ce qu’on dit et ce qu’on sent – et ce n’est pas toujours pareil ni au même moment.


Ce jour-là, je n’avais vu que sa rage. Maintenant je sens aussi sa douleur.


Chantal Akerman a « appris à écrire » dit-elle à Jean-Luc Godard en 1980, alors qu’elle travaille à l’adaptation de deux romans de l’écrivain juif américain Isaac Bashevis Singer, qui ne verra pas le jour faute de producteur. Elle a voulu que cet apprentissage soit aussi un désapprentissage. Au fil des textes, des scénarios et des récits, elle a trouvé dans sa voix écrite toutes les autres voix qui l’ont traversée et à qui elle a donné corps en disant ses textes corps et âme sur scène, pendant ses lectures-performances. En s’adressant à d’autres à leur tour traversé∙e∙s par ces voix qui n’en finissent pas d’errer de corps en corps à chaque lecture. Lisons aussi pour nous laisser traverser par ce chant qui sonne juste et fort.


VALENTINE AUVINET, 2022