Quand on n'est pas un historien on peut même aller plus loin et dire que les femmes flamboient comme des femmes dans les œuvres de tous les poètes depuis l'origine des temps, Clytemnestre, Antigone, Cléopâtre, lady Macbeth, Phèdre, Cressida, Roselinde, Desdémone, la duchesse d'Amalfi dans les drames ; puis, dans les œuvres en prose : Millamant, Clarisse, Becky Sharp, Anna Karenine, Emma Bovary, Mme de Guermantes – les noms me viennent à l'esprit en foule et n'évoquent pas des femmes « manquant de personnalité et de caractère ». Vraiment, si la femme n'avait d'existence que dans les œuvres littéraires masculines, on l'imaginerait comme une créature de la plus haute importance, diverse, héroïque et médiocre, magnifique et vile, infiniment belle et hideuse à l'extrême, avec autant de grandeur que l'homme, davantage même, de l'avis de quelques-uns. Mais il s'agit là de la femme à travers la fiction. En réalité, comme l'a indiqué le Pr Trevelyan, la femme était enfermée, battue et traînée dans sa chambre. 
Un être étrange, composite, fait ainsi son apparition. En imagination, elle est de la plus haute importance, en pratique, elle est complètement insignifiante. Elle envahit la poésie d'un bout à l'autre ; elle est, à peu de chose près, absente de l'Histoire. Dans la fiction, elle domine la vie des rois et des conquérants ; en fait, elle était l'esclave de n'importe quel garçon dont les parents avaient exigé qu'elle portât l'anneau à son doigt. Quelques-unes des paroles les plus inspirées, quelques-unes des pensées les plus profondes de la littérature tombe de ses lèvres ; dans la vie pratique elle pouvait tout juste lire, à peine écrire, était la propriété de son mari.
pp.65-66

Et c'est pourquoi l'admirable portrait de la femme imaginaire est infiniment trop simple et monotone. Imaginez, par exemple, que les hommes aient toujours été représentés dans la littérature sous leurs aspects d'amants des femmes et jamais sous celui d'amis des hommes, de soldats, de penseurs, de rêveurs. Que peu de rôles, alors, leur seraient destinés dans les pièces de Shakespeare ! Et combien la littérature en souffrirait ! Peut-être aurions-nous la plus grande partie d'Othello et une bonne part d'Antoine mais nous n'aurions ni César, ni Brutus, ni Hamlet, ni Lear, ni Jacques – la littérature en serait incroyablement appauvrie et elle est appauvrie, au-delà de ce que nous en pouvons juger, par toutes ces portes qui ont été refermées sur les femmes. Comment un auteur dramatique eût-il pu faire un tableau complet et véridique de ses créatures mariées contre leur volonté, gardées dans une seule chambre, consacrées à une seule tâche ? L'amour était leur seul interprète. Le poète était contraint d'être passionné ou amer, à moins qu'il n'eût choisi de « haïr les femmes », ce qui le plus souvent signifiait qu'il n'avait à leurs yeux aucun charme.
pp.125-126

VIRGINIA WOOLFUne chambre à soi, 10/18, 1996
traduit par Clara Malraux