Pas d’histoire
(extrait d’un recueil inédit, La seule constante)


Malgré le manque de place, j’ai gardé certaines robes : des robes de mariage, de soirée, de vernissage, de deuxième mariage. Des robes pour danser. Des robes de pas tous les jours, comme les textes qu’on appelle poèmes pour dire qu’ils sont de pas tous les jours. Même si une robe, c’est très différent comme objet d’un texte qu’on appelle poème.

*

On danse, on se mélange.
On danse pour l’amour, comme des oiseaux, comme des abeilles, comme des humains bien habillés.
On danse habillés en hommes, ou habillées en femmes. Il ne faut pas tout mélanger.

*

J’ai gardé certaines robes.
Une robe ça sert à danser.
Ça sert à reconnaître la femme de l’homme.

Quand on est devenue une femme grâce à la robe, on danse la danse des femmes. Quand on enlève la robe, on danse la danse de l’enfant, la danse de l’animal, la danse de l’arbre ou de l’herbe.
Mais toujours on garde sur le corps une bague, ou une coiffure : on danse la danse de l’homme.
Homme, ça veut dire : pas femme, et ça veut dire aussi : femme et homme. On ne sait jamais exactement ce que ça veut dire. Mais on peut le danser quand même très bien. On n’a pas toujours besoin de tout savoir exactement.

*

Un pas un autre
un bras un autre
je me choisis moi-même
comme partenaire et je danse
avec mon dos avec ma tête
je rampe au sol et je sème
les graines de l’évidence
j’ai douze ans
un corps de chasseur sioux
des cheveux souples m’accompagnent
sur les ongles du vernis rouge
toute une vie m’attend je pense

*

Je suis.
Je te suis, corps.

Danser, ça ressemble beaucoup aux textes qu’on appelle poèmes.
Pour l’amour. Le corps amoureux de ses gestes, c’est une danse : le corps amoureux de ses mots, c’est un poème.

Danser, et l’amour passe mieux.
Même avec une robe qui colle au corps et alors il faut penser à rentrer le ventre, même avec des talons pour la jolie silhouette
je faisais exactement tout ce que faisait Fred Astaire mais en talons et à reculons rappelle Ginger Rogers
– quand même, l’amour.

*

Langue maternelle, langue virile, je déclare vouloir danser avec toi. Guide-moi, tiens-moi debout, renverse-moi. Oriente-moi de tes mouvements souples et musclés. Je suis capable de faire les mêmes à reculons et en talons hauts.
Je peux te suivre, je peux te précéder. Tes pressions discrètes sur mon corps amoureux, je les comprendrai, nous ferons un beau couple. Moi en robe rose, luisante de sueur sur la piste de danse. Toi souple et musclée, luisante de bave comme un escargot, rose.
Nous danserons français toutes les deux, nous ferons un sacré couple.

*

Le sol a glissé.
Ouvrez la bouche, dit l’infirmière pas émue. Ça va, ça tient encore par un bout.
Langue en robe rouge, luisante de sang dans la bouche. Sectionnée à moitié. Mal pendue.
Il ne fallait pas tomber, ou pas comme ça.
L’équilibre sur les talons, ça se travaille.
Ça se recollera tout seul. La langue. On ne peut rien y faire de plus.
A l’écrit ça ne s’entend pas du tout.

Moi qui ai souvent voulu aller danser, j’ai parfois glissé.

*

J’ai toujours eu une vie très respectable. Moi.
Je dansais seulement quand c’était le moment.
Je dansais mais pas tout le temps.
Je dansais, et quand il ne fallait pas, je ne dansais pas.
Très respectable ma vie.

C’est juste que parfois on m’a traitée de pute (de sale pute), mais en fait ce qu’on voulait dire, c’était femme. Parfois on m’a traité de femme (traitée). J’avais déplu.

*

Ce mot –          – comme il est difficile encore à mon âge à dire et à écrire.
L’humiliation originelle.

*

Et mon corps disparaître sous l’or des toges et des surplis
et mon visage se figer en médaille
mes yeux être effacés par même pas l’acide
blancs au milieu de l’or
beaucoup d’or                     beaucoup trop
et dessous disparaître comme les rêves de l’enfance
comme le sens l’innocence
beaucoup      beaucoup trop d’or

*

Je vais vous raconter une histoire vous la connaissez déjà
mais elle vaut le coup d’être redite
l’histoire est celle d’un homme un héros
et le héros est en quête
en fait je vous explique
il se cherche lui-même

vous la connaissez déjà
il vogue sur les mers loin de sa maison otage de Poséidon
il traverse à pied les cercles de l’Enfer il atteint le Paradis
il est amnésique et poursuivi par la CIA
vous voyez ce que je veux dire
et à la fin ça ne se termine jamais vraiment
il repart toujours

Je vais vous raconter une histoire vous la connaissez mal
c’est vrai qu’elle n’est pas très intéressante
pour changer l’histoire est celle d’une héroïne
et l’héroïne est en quête
en fait je vous explique
elle n’arrive pas à partir

elle n’est pas encore mariée elle doit dormir en attendant
elle est mariée elle est enceinte elle est trop grosse n’en parlons pas
elle a un enfant elle doit s’en occuper elle est coincée sur une île
elle ne veut pas se marier rester sans enfants ce n’est pas possible
ça ne peut pas être une héroïne
(c’est sûrement une sale pute)

*

Je réfléchis, j’hésite.
Je me prépare à partir (rester).
La seule constante, c’est le mouvement et la reconnaissance d’un rien, dit Susan Howe en réfléchissant Emily Dickinson.
Je réfléchis à cette phrase.
Je réfléchis à un voyage, à une quête, une Amérique.
Dans la maison les robes ont été repassées.
L’horloge tique-taque.
De la mer le héros émerge nue (nu).
Mon héroïne passe et repasse.
Je n’arrive pas à la trouver.