Matamore


Qu'est-ce que je voulais te dire, déjà ?

Un chien à qui on avait demandé de me surveiller se tenait absolument immobile. S'il voulait pisser, il devait le faire sur ses pieds, sans bouger. La nuit seulement il s'allongeait, pour dormir, sur sa queue, qu'il roulait sous lui comme un cordage de bateau. Quand il dormait, c'était moi-même qui prenais le relais de la surveillance. Qui d'autre ?

Comme les paupières de ce chien étaient deux miroirs, pendant son sommeil, je me surveillais en me mirant dedans. Quand il se réveillait, je m'endormais. Sur mes paupières, j'avais fait tatouer deux lettres de l'alphabet qu'il était interdit de lire sous peine de mort. Quiconque me regardait dormir, mourait, sauf le chien car il ne savait pas lire. 

Un jour, il m'arriva un enfant. Une de ses paupières était de peau, l'autre brillait comme un miroir. Le chien, l'enfant et moi convînmes ensemble de faire les trois-huit. Le chien, huit heures durant, nous surveillait, l'enfant et moi. Puis c'était à l’enfant, puis à moi. Pour protéger l'enfant pendant son sommeil, j'avais tatoué sa paupière de peau d'une lettre interdite de l'alphabet. Facétieux qu'il était, une nuit, c'était son tour de garde, il se fit un clin d’œil, de sa paupière de peau, face aux miroirs du chien. Lisant alors la lettre tatouée sur sa paupière de peau, il mourut.

Le chien et moi reprîmes le rythme d'avant l'enfant.







Je me souviens de ce que je voulais te dire. 

À cette époque, j'étais couchée quelque part au monde, derrière un poêle grand comme une petite église et je souffrais. J'avais la sensation de porter mes vêtements entre ma peau et mes os, et mon chapeau entre mes cheveux et mon crâne.

Chaque nuit, je quittais la maison et nettoyais les rues. Tous les objets autour de moi, les tapis, la vaisselle et les cordes, je m'en servais de corps pour sortir dans la ville, tandis que ma chair, elle, restait inerte, en boule, tassée derrière le poêle. Ainsi, j'avais souvent l'air d'un tapis en promenade.

Une nuit, sortant la tête par la bouche des égouts, un étudiant me mordit au talon. Quand je réintégrai ma chair, elle me sembla flasque mais les rues étaient propres et j'avais la conscience tranquille. Au petit matin, du lait mâle coula de mes seins. J'en remplis donc un pot pour en faire du fromage.







Je voulais te dire cela.

Sur l'armoire de mon grand-père était posée une statue de singe faite en papiers de bonbons froissés, collés sur eux-mêmes.

Il était difficile de dire si mon grand-père s'intéressait ou non aux femmes. Il tapotait simplement le pied droit de son singe, du bout des doigts, et disait : "Une femme sans fesses est une valise sans poignée". Et c'était tout. Puis il suçotait un bonbon, le plaçant judicieusement entre ses lèvres et ses dents, et en collait le papier sur les autres papiers de bonbons dont était fait son singe.

Un jour, mon grand-père eut vent qu'il m'était venu des fesses. Il en fut si content qu'il ordonna qu'on me mît un anneau d'or dans le nez et j'eus grand peine à échapper à cette gentillesse. Quand il sut que j'avais refusé de prendre l'anneau d'or dans mon nez, il fit son possible. Il planta une fourchette dans la porte de chez lui, cracha sur son pouce et ne me nourrit plus que de sel ; en vain. Finalement, il me donna congé et mit l'anneau d'or aux naseaux de sa vache. Trois jours furent comptés, après quoi je fus libre.







C'était cela que je voulais te dire.

Le vent soufflait si fort, en ce temps-là, que seules les riches avaient des dents, des ongles et des cheveux. Les autres n'avaient pas les moyens de s'en payer de neufs après chaque bourrasque.

Ma grand-mère voulut que ma mère apportât des nouvelles de la famille à sa sœur, à la ville. Courte en cuisses, ronde de joues, ma mère ne retenait, contre le vent, ni les nouvelles ni les missives qu'on lui ficelait sur le bidon, car elle n'avait pas encore de mémoire. Ma grand-mère lui tatoua donc sur le corps les nouvelles de la famille, puis l'envoya sur le chemin.

Une fois en ville, ma mère raconta bien souvent le contraire de ce qui était inscrit sur son ventre et sur ses courtes cuisses, mais c'était sans importance puisqu'on ne l'écoutait pas.

Ma naissance lui retourna la peau comme un gant, après quoi elle la ré-enfila et on se mit à l'écouter quand elle parlait, puisqu'il n'y avait plus rien à lire.







C'est à toi de me dire ce que je voulais te dire.

Pendant un temps, je gagnai ma vie en vendant des objets qu'on dénombre mais qu'on ne pèse pas. Je comptais, toujours.

Je vivais, le sourire aux lèvres, dans la peur de désapprendre à compter et de ne plus rien avoir, ni à manger ni à donner à l'enfant. Pour me souvenir, je comptais donc, tout et toujours, à voix haute ; et à l'enfant, le soir, je fredonnais les chiffres.

Un midi, je comptai tout haut une ligne d'hommes qui pissaient côte à côte au bord de la rivière. Ils visaient le nombril d'une femme qui faisait longuement la planche au large d'eux. Or ces hommes étaient là en nombre et il était interdit de dire le nombre qu'ils étaient.

Quand j'eus clamé qu'ils étaient tant, je me trouvai soudain sur l'eau, nombril à l'air, au large d'eux, en place de la femme qui planchait plus tôt. Quant à elle, elle toucha la rive, reprit mon affaire et partit vivre avec l'enfant.







Il aurait fallu que je te dise cela.

Un jour que je sortais du lit en forme de bulle d'un homme aux fesses petites, je jetai quelques feuilles de laurier dans un baquet d'eau fraîche, pour y laver, entre autres, ma natte.

Par la fenêtre, minérale, la ville jetait vers le ciel des gouttes de pluie salée et le ciel, en retour, ne lui jetait même rien. Cinq doigts aux poils et cinq aux cheveux, je m'immergeai dans le baquet et comptai, en apnée, tout en les savonnant, les follicules.

À quatre-vingt-dix-huit, je sortis pour souffler et autour de moi il n'y avait plus rien, ni de la chambre, du lit, ni de l'homme aux fesses plates, ni de la pierre sous nous, suintante et salée. Je me trouvais en Bosnie en 1992, dans un hôtel de première classe, j'avais un mari, un passeport yougoslave et devant moi, au fond du lavabo de marque T., flottait encore une feuille de laurier.







Je te disais cela à chaque fois que je voulais te le dire.

Il y eut une année où je buvais beaucoup. L'alcool me rendait intelligente, faisant des battements de mon sang une musique savante et, sans lui, je n'avais plus affaire à rien.

Une seule de mes larmes, alors, aurait pu te saouler.

Quand j'étais sobre, j'errais dans la ville, défiant toutes les femmes et je n'y entendais ni ma propre clameur ni même leurs rebuffades, puisque, comme tu le sais, l'obscurité rend sourde.

Puis lorsque épuisée, pour finir, je dormais, chez moi ou sur un banc, je plongeais dans un rêve où, dans un grand miroir, je voyais un visage inconnu, terrifiant, tout à la fois étrange et similaire au mien, ma sœur mais tabassée avec une longue barbe.

Une nuit, dans mon rêve, je ne vis qu'une femme, identique à moi-même. Je cueillis son sein gauche puis chacun de mes jours, sur elle comme sur un arbre et toutes les nuits, depuis, elle revient m'offrir un fruit encore plus doux.







Comme je te le disais, j'avais une chose à te dire.

La main de ma mère avait une main à elle. Ma mère, pour me tenir, utilisait sa main ; la main de ma mère, elle, utilisait sa main.

La main de ma mère était suave comme celle d'un abricot. Quand elle me tenait, je la tenais aussi et j'oubliais où nous allions. 

La main de la main de ma mère était noueuse comme le thym et s'enroulait sévère autour de mon poignet. Je me torsadais, toute entière, pour reprendre mon corps, mais il était trop tard et il fallait aller.

C'était en ces moments qu'à mon corps défendant je finissais au lit, à l'école ou au bain.

La main de ma mère me flattait parfois la joue, me caressait la main, duveteuse, pleine de trous. Le soir, pour m'endormir, je levais devant moi mon bras et regardais si, au creux de ma main, ne poussait pas enfin une main bien à elle, propre main de ma main.

Ma mère, pour s'endormir, regardait le plafond se colorer de rouge au passage du feu rouge, à deux pas de chez nous. Quand ma main eut sa main, ma mère pleura de joie et, sans bouger, me gifla.







Mais pourquoi je te parlais ?

Une femme, tatouée du ventre aux cuisses, conjuguait tout au passé. Mangeant, elle disait avoir mangé et, passant, «  je passai ». Elle avait aimé tout ce qu’elle aimait, désiré ce qu’elle désirait, mais au présent, plus aucun goût. 

Pour la fête de son prénom, sa fille voulait lui donner un présent mais elle savait, d’expérience, que sa mère ne se souhaitait rien et ne serait, comme chaque année à l’approche de ce jour, que triste de devoir contempler son propre cœur tout nu. 

Au sortir d’une boutique où elle venait d’acheter le cadeau en question, la fille fut attirée par un rhapsode qui jouait seul, d’un instrument creux et long doté d’une simple corde et dont la voix raclait les intérieurs. Il lui apparut que cet instrument, vide en son centre, était le propre corps de sa mère, et elle en pleura. « Va donc offrir à ta mère ton cadeau dans le passé, où elle le désire encore ! » lui dit le rhapsode, en graissant son archet. Alors l’une des larmes de la fille s’écrasa sur le pavé et elle fut transportée l’année de sa propre naissance, le jour de la fête de sa mère, devant la porte de celle-ci. Elle sonna ; sa mère lui ouvrit. À l’intérieur, tout est au présent. 


AMÉLIE DURAND