1. La catégorie de sexe
Masculin/féminin, mâle/femelle sont les catégories qui servent à dissimuler le fait que les différences relèvent toujours d'un ordre économique, politique, et idéologique. […]
Car il n'y a pas de sexe. Il n'y a de sexe que ce qui est opprimé et ce qui opprime. C'est l'oppression qui crée le sexe et non l'inverse. L'inverse serait de dire que c'est le sexe qui crée l'oppression ou de dire que la cause (l'origine) de l'oppression doit être trouvée dans le sexe lui-même, dans une division naturelle des sexes qui préexisterait à (ou qui existerait en dehors de) la société. p.44

La catégorie de sexe est une catégorie totalitaire qui, pour prouver son existence, a ses inquisitions, ses cours de justice, ses tribunaux, son ensemble de lois, ses terreurs, ses tortures, ses mutilations, ses exécutions, sa police. Elle forme l'esprit tout autant que le corps puisqu'elle contrôle toute la production mentale. Elle possède nos esprits de telle manière que nous ne pouvons pas penser en dehors d'elle. p.50


3. La pensée straight
Durant ces vingt dernières années la question du langage a dominé dans les systèmes théoriques, dans les sciences dites humaines, et elle est entrée dans les discussions politiques des mouvements de lesbiennes et de libération des femmes. C'est qu'il s'agit là d'un champ politique important où ce qui se joue c'est le pouvoir – ou plutôt un enchevêtrement de pouvoirs car il y a une multiplicité de langages qui agissent constamment la réalité sociale. L'importance du langage en tant que tel comme enjeu politique n'est apparue que récemment (les Grecs classiques savaient néanmoins que, sans la maîtrise de techniques oratoires, il n'y a pas de pouvoirs politiques, surtout dans une démocratie). p.67


6. Paradigmes
L'humanité doit se trouver un autre nom pour elle-même et une autre grammaire qui en finirait avec les genres, l'indice linguistique d'oppositions politiques. p.105


7. Le point de vue, universel ou particulier 
Avant-note à La Passion de Djuna Barnes
Le genre : il est l'indice linguistique de l'opposition politique entre les sexes. p.114
Le langage pour un écrivain est un matériau spécial (comparé à celui des peintres ou des musiciens) puisqu'il sert d'abord à tout autre chose qu'à faire de l'art et trouver des formes, il sert à tout le monde tout le temps, il sert à parler et à communiquer. C'est un matériau spécial parce qu'il est le lieu, le moyen, le médium où s'opère et se fait jour le sens. Mais le sens dérobe le langage à la vue. Et en effet le langage est constamment comme la lettre volée du conte de Poe, là à l'évidence mais totalement invisible. Car on ne voit, on n'entend que le sens. Le sens n'est donc pas du langage ? Oui il est du langage, mais sous sa forme visible et matérielle le langage est forme, le langage est lettre. Le sens lui n'est pas visible et comme tel paraît comme hors du langage (il est quelquefois confondu avec le référent quand on parle de « contenu »). En fait le sens est bien dans le langage mais il ne s'y voit pas car il est son abstraction. Et c'est donc un comble que pourtant dans la pratique courante du langage on ne voie et n'entende que lui. C'est que l'utilisation du langage est une opération très abstraite où à tout moment dans la production du sens sa forme disparaît. En effet le langage en se formant se perd dans le sens propre. Il ne peut réapparaître abstraitement qu'en se redoublant, en formant un sens figuré. C'est le travail des écrivains donc de s'intéresser à la lettre, au concret, au visible du langage, à sa forme matérielle. p.120


8. Le cheval de Troie
Le travail littéraire ne peut pas être influencé directement par l'histoire, la politique et l'idéologie, car ces deux champs appartiennent à des systèmes de signes parallèles, des systèmes de signes qui fonctionnent différemment dans le corps social et qui utilisent la langue de façon différente. p.124

En littérature les mots sont donnés à lire dans leur matérialité. Mais pour atteindre ce résultat tout écrivain doit d'abord faire une opération de réduction sur le langage qui le dépouille de son sens afin de le transformer en un matériau neutre – c'est à dire en un matériau brut. Ce n'est qu'alors qu'on peut travailler les mots et leur donner une forme. Cela ne veut pas dire que l'oeuvre achevée n'a pas de sens, mais que son sens lui vient de sa forme, des mots travaillés. Tout écrivain doit prendre les mots un par un et les dépouiller de leur sens quotidien pour être à même de travailler avec les mots sur les mots. Pour Chklovski , un formaliste russe, les gens cessent de voir les différents objets qui les entourent, les arbres, les nuages, les maisons. Ils les reconnaissent sans vraiment les regarder. Et d'après Chklovski la tâche de l'écrivain c'est de recréer la première vision des choses dans sa puissance – par contraste à la banale reconnaissance qu'on en fait tous les jours. pp.126-127

Le détour est le travail, il consiste à travailler les mots comme dans n'importe quel travail où on transforme un matériau en autre chose, en un produit. Il n'y a pas moyen de se passer de ce détour car c'est ce détour que tient toute la littérature. p.127


9. La marque du genre
Les sociologues anglais et américains (plus particulièrement les penseurs féministes) semblent conscients que le « genre » décrit par la grammaire n'est pas avant tout une catégorie grammaticale et donc l'utilisent en tant que catégorie sociologique. Il s'agit en effet de dévoiler que c'est une notion qui ne relève pas de la nature, que le sexe a été artificiellement construit (et nommé notion naturelle), qu'il est une catégorie politique. C'est dans ce sens que le terme de genre est prélevé de la grammaire et tend à se superposer au concept de sexe. Et c'est une terminologie qui se défend puisque le genre est l'indice linguistique de l'opposition entre les sexes.
Le genre en tant que concept, exactement comme sexe, comme homme, comme femme, est un instrument qui sert à constituer le discours du contrat social, en tant qu'hétérosexuel. p.134

Je dis que même les catégories abstraites et philosophiques agissent sur le réel en tant que social. Le langage projette des faisceaux de réalité sur le corps social. Il l'emboutit et le façonne violemment. Les corps des acteurs sociaux, par exemple, sont formés par le langage abstrait aussi bien que par le langage non abstrait. Car il y a une plastie du langage sur le réel. 
Pour ce qui est du genre donc, il n'est pas seulement nécessaire de déloger de la grammaire et de la linguistique une catégorie sociologique qui n'ose pas dire son nom. Il est aussi nécessaire d'examiner comment le genre fonctionne dans le langage, comment le genre agit sur le langage avant même d'examiner comment, de là, il agit sur ses utilisateurs. p.135

Car le genre est la mise en vigueur de la catégorie de sexe dans le langage, il a la même fonction que la déclaration de sexe dans l'état civil. p.137

Car le genre, en imposant aux femmes l'utilisation d'une catégorie particulière, représente une mesure de domination et de contrôle. Le genre nuit énormément aux femmes dans l'exercice du langage. p.138

Employer un mot, l'écrire ou le parler a sur la réalité matérielle un impact, un effet, comparables à celui d'un outil sur un matériau. […] Chacun de nous est la « somme » des transformations effectuées par les mots. Nous sommes à ce point des êtres sociaux que même notre physique est transformé (ou plutôt formé) par le discours - par la somme des mots qui s’accumulent en nous. p.139 

MONIQUE WITTIG, La pensée Straight, éditions Amsterdam, 2018



1. ANDRE BRETON, "Premier Manifeste du Surréalisme" [1924], in André Breton, Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, 1985.