Femmes, poésie, et démasculinisation 

Comme il est difficile, ô qu’il n’est pas aisé 
En langue poétique mais aussi, c’est mondial : 
D’apparaître, déjà ! Et d’être bien coiffée 
Par la plume des hommes, sans être femme à poil. 



Depuis quand le masculin l’emporte-t-il sur le féminin ? Quelles conséquences, et quelles solutions trouve-t-on dans la langue poétique, ce genre imagé et rythmé de la littérature ? 
Pour répondre à ces questions, ouvrons le capot de la mécanique de la langue française, à la lumière du passé... 

Introduction poétique & linguistique 
Tout comme ses voisines espagnole et italienne, la langue française est une langue romane, et possède deux genres grammaticaux : le féminin et le masculin. Contrairement aux langues germaniques telles que l’anglais et l’allemand, il n’existe pas de neutre dans les langues romanes. C’est le genre grammatical masculin qui fait office de neutre. Le genre grammatical est attribué arbitrairement, aussi bien aux animé·es (les humain·es et les animaux), qu’aux inanimé·es (objets, concepts, sentiments, etc.). Ainsi, l’on dira tout naturellement « la rose » et « le réséda », « la peur » et « la paix », mais « le dégoût » et « le courage », par exemple. Certains homonymes changent de sens selon que le mot est masculin ou féminin : « tour », « manche », « mousse », « physique ». « Après-midi » peut être indifféremment masculin ou féminin. D’autres encore sont masculins au singulier et féminins au pluriel, comme c’est le cas pour « amour », « délice » et « orgue ». 
Jean Genet avait joué avec l’arbitraire des genres grammaticaux et des identités sexuelles dans ce vers : « Les brûlantes amours de la sentinelle et du mannequin »1, dans lequel « amours » est au féminin, la sentinelle est un homme, et le mannequin une femme. 
Jacques Prévert en avait également fait un court poème : « Refrains Enfantins », rappelant l’absurde du pronom masculin « il » pour décrire le temps : 

Il pleut 
Il pleut 
Il fait beau 
Il fait du soleil 
Il est tôt
Il se fait tard 
Il
Il
Il
toujours Il
Toujours Il qui pleut et qui neige 
Toujours Il qui fait du soleil 
Toujours Il
Pourquoi pas Elle
Jamais Elle
Pourtant Elle aussi 
souvent se fait belle ! 


D’où vient donc cet adage, selon lequel « le masculin l’emporte sur le féminin » ? Nous le devons à l’Académie française, cette « vieille dame du quai Conti », peuplée, à l’écrasante majorité (et exclusivement jusqu’à l’arrivée de Marguerite Yourcenar en 1980), par des messieurs. Tout d’abord, qu’est-ce que l’Académie française, et quel est son rôle ? Cette institution française a été créée en 1635, dans le but de normaliser la langue, et de veiller à son unification, notamment par la rédaction de dictionnaires (environ deux par siècle). 

I/ Les règles : de celles qui les ont et de ceux qui les font 2
Cette règle grammaticale selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » a été édictée au XVIIe siècle par l’Académie française. Depuis les bancs de l’école, les instituteurices et les manuels scolaires enseignent la très fameuse règle grammaticale « le masculin l’emporte sur le féminin », quelle que soit la proportion d’hommes et de femmes dans le groupe décrit. Or, il n’y a qu’un pas à faire entre genre grammatical et genre sexuel, si bien que la confusion entre les deux est facile, et laisse à penser qu’un homme seul vaudra toujours plus qu’une infinité de femmes, et l’emportera sur elles. Dans leur Manuel de grammaire non sexiste et inclusive3, Michaël Lessard et Suzanne Zaccour illustrent cette loi grammaticale par une saynète grinçante : 

Si l’on voulait [...] comprendre la puissance du masculin qui l’emporte, on pourrait bâtir la plus grande salle du monde, et la peupler de toutes les femmes de la Terre. À la porte de cette salle contenant l’ensemble de la gent féminine, un chat pourrait s’arrêter un matin, intrigué. Il s’avancerait tranquillement à la découverte de cet étrange territoire, et la porte se refermerait derrière lui. Et si la salle disparaissait subitement au milieu de la nuit, emportant avec elle toutes les femmes, toutes les sœurs, toutes les travailleuses, toutes les mères du monde, le journal pourrait afficher « ils ont disparu au milieu de la nuit ». Il n’aurait pas tort sur la grammaire, mais se tromperait sur l’horaire. Toutes les femmes du monde n’auraient pas eu besoin d’une intervention surnaturelle pour disparaître. Elles auraient disparu dès le matin, dès le moment où un représentant du masculin aurait pointé son museau dans la pièce. Disparaître, c’est ce que les femmes font le mieux, tel un e muet que l’on oublie en fin de mot. 

Cependant, il n’en a pas toujours été ainsi. Cette préséance du masculin sur le féminin date du XVIIe siècle, lorsque Vaugelas avait décrété en ces termes en 1647 : « Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou plusieurs féminins, quoiqu’ils soient plus proches de leur adjectif.» Les académiciens5 discutent et débattent des accords et des formes féminines et s’accordent à dire qu’elles sont « fautives », et qu’elles écorchent l’oreille. Scipion Dupleix, grammairien et conseiller du roi, a repris cette analyse de Vaugelas quelques années plus tard dans son ouvrage Liberté de la langue française dans sa pureté. Entre un membre fondateur de l’Académie et un conseiller du roi, les arguments faisaient autorité et se sont vite imposés comme une évidence. C’est ainsi qu’a été ancré noir sur blanc dans la grammaire et dans la langue ce qui était alors une vérité d’ordre général : le genre masculin est plus noble que le féminin. Cette assertion a ensuite été appuyée à maintes reprises, notamment par le grammairien Beauzée qui expliquait en 1767 : « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle. » 
Cette évidence était désormais actée, et les auteurs, intellectuels, académiciens, etc., reprennent alors l’expression, qui mute au gré des orateurs. L'abbé Bouhours déclare en 1675 : « lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l'emporte », Malherbe s’attèle à « purifier » la langue française, Diderot et Bescherelle s’insurgent et se prononcent également contre les formes féminines. C’est à force de transiter que la forme « le masculin l’emporte sur le féminin » a fini par s’imposer dans nos livres de grammaire, et être défendue par l’Académie Française en vertu du « bon usage ».
En France, il est aujourd’hui question de féminiser les noms de métier et de redécouvrir des formes féminines oubliées telles que « autrice » et « professeuse », « philosophesse » et « poétesse ». Certains termes refont également surface, notamment parmi les noms de métiers désignant les femmes. C’est le cas pour « autrice » : « Venu normalement du latin auctorauctrix, matrice naturelle des doublets auteur/autrice et acteur/actrice, ce mot n’avait jamais choqué les locuteurices du XVIe siècle, on l’a vu.6 » On retrouve également les noms « professeuse », « écrivaine », « poétesse », « philosophesse », « peintresse », autant d’emplois épinglés comme fautifs par Nicolas Andry de Boisregard dans ses Réflexions sur l’usage présent de la langue françoise7 datant de 1689, qui témoigne des occurrences de formes féminines malgré lui : 


Femme Poète, Femme Philosophe
Il faut dire, cette femme est Poëte, est Philosophe, est Médecin, est Auteur, est Peintre ; & non Poëtesse, Philosophesse, Médecine, Autrice, Peintresse, etc.
On doit en cela déférer à l’usage qui donne la terminaison féminine à certains mots pour le genre féminin, & qui ne la donne pas à d’autres. Ainsi on dit bien qu’une femme a été Conseillère d’une telle action, mais non pas « Jugesse » d’un tel procès ; qu’elle a été mon Avocate, mais non pas qu’elle a été mon Oratrice. On dit bien la Galère Capitainesse, mais on n’appelle pas une femme Capitainesse, quoi qu’elle soit femme d’un Capitaine ou qu’elle conduise des Troupes. Il y a pourtant des mots que l’usage de notre langue n’a pas encore bien arrêté là-dessus ; en ce cas-là il faut suivre la règle que donne Mr de Balzac, qui est de prendre conseil de l’oreille, et de choisir ce qui la choque le moins, & qui est le plus doux à la prononciation. 

Sans autre argument que celui, peu clair, du « goût » du mot, il était question de retirer les formes féminines des noms de métiers ou de fonctions prestigieuses, afin d’exclure concrètement les femmes de ces fonctions. On trouvait plus volontiers de hommes publiques... Et des femmes publiques ? On les trouvait non pas dans des bureaux, mais sur le trottoir ! Pensez donc à la différence de traitement entre ces mots, selon leur déclinaison masculine ou féminine : 
    -  Entraineur / entraineuse 
    -  Courtisan / courtisane 
    -  Homme facile / femme facile 
    -  Péripatéticien / péripatéticienne 
Les lignes grammaticales bougent, et la question des genres dans les langues est au cœur des revendications LGBTQIA+ (Lesbiennes, Gay, Bissexuel·les, Trans, Queer, Intersexes, Agenres). En français, des néologismes épicènes – c’est-à-dire neutres – apparaissent, comme « iel » pour « il » et « elle », « celleux » pour « celles » et « ceux », « lecteurices », et tant d’autres. Au même titre qu’il existe de nombreuxprénoms unisexes, la langue française pourrait permettre des pronoms allant de pair. En effet, certains prénoms sont neutres, tant au niveau morphologique que phonétique, c’est-à-dire aussi bien à l’oral qu’à l’écrit : Dominique, Camille, Swan, Sacha, Morgan, Alix, Claude. D’autres ne sont agenres qu’à l’oral (phonétiquement parlant) : Gaël/le, Axel/le, Paul/e, Marcel/le, Michel/le, Armel/le, Raphaël/le, Gabriel/le, Noël/le, Pascal/e, Emmanuel/e, André/e, Frédéric/que, Daniel/le, etc. Tout comme les parents peuvent choisir des pronoms sans indicateur de genre, il pourrait être envisageable de choisir des pronoms de genre neutre pour se désigner. Mais malgré l’émergence de pronoms et noms épicènes néologiques, le français ne laisse encore que très peu de place pour une grammaire non genrée, puisque les adjectifs doivent s’accorder avec le nom qu’ils qualifient. Aussi, après avoir employé un nom ou pronom épicène, la question se pose à nouveau quelques mots plus loin : « iel est content » ou « iel est contente » ? La parade est possible à l’écrit grâce à l’usage des graphies tronquées, entre autres stratégies inclusives. Mais lorsque l’adjectif n’est pas épicène, et qu’il ne se décline pas au féminin avec l’ajout d’un ‘e’ muet (comme « ravi·e » ou « jovial·e », par exemple), il est parfois possible de se tourner vers les néologismes neutres décrits plus haut (pourquoi pas « rieureuse » pour « rieur » et « rieuse », qui a l’avantage de laisser entendre « heureuse »), ou encore vers un synonyme épicène. Dans le cas de content·e, iel pourrait tout à fait être allègre ! 

II/ La démasculinisation en poésie 
1. Les genres & les codes 
La question des genres est très présente dans la poésie, à commencer par sa codification. Les classiques et les romantiques parlaient de rimes féminines (les mots finissant pas un ‘e’ muet) et de rimes masculines (finissant par une voyelle ou une consonne). Pour exemple, dans le vers de Mallarmé « Tristement dort une mandore », « dort » est masculin quand « mandore » est féminine. À chaque rime féminine devait répondre une rime masculine, et vice-versa, évidemment. Mais pour cette règle, autant d’écoles que de poète·sses – parmi lesquel·les Aragon, Apollinaire, Mallarmé – et ainsi, autant de définitions... et de licences ! 
Mais cette question du ‘e’ muet comme critère essentiel de la rime féminine résonne amèrement dans toutes les formes du genre féminin, qu’il soit grammatical, ou qu’il ait visage humain. « Ce ‘e’ muet que l’on oublie en fin de mot. » 
La poésie est volontiers une langue très imagée, et les allégories sont fréquentes. Parmi les plus courantes et manifestes, on trouve notamment celle du jour et de la nuit, prenant respectivement les visages d’un homme et d’une femme, très souvent dans une relation d’amants et d’amantes. Gérard Genette aborde ce sujet dans son ouvrage Figures II 8, les Rêveries Poétiques de Bachelard dans une main : 
La fortune – non pas certes exclusive, mais non pas universellement partagée [...] – la fortune de la langue française est d’avoir pleinement masculinisé le jour et féminisé la nuit, d’avoir fait d’eux pleinement un couple, ce qui rejoint et renforce le caractère inclusif de l'opposition [...]. Pour l’usager de la langue française, le jour est mâle et la nuit femelle, au point qu’il nous est presque impossible de concevoir une répartition différente ou inverse ; la nuit est femme, elle est l’amante ou la sœur, l’amante et la sœur du rêveur, du poète ; elle est en même temps l’amante et la sœur du jour : c’est sous les auspices de la féminité, de la beauté féminine, que tant de poètes baroques, chantant après Marino la belle en deuil, la belle négresse, la belle en songe, la belle morte, toutes les belles nocturnes, ont rêvé l’union, les noces miraculeuses du jour et de la nuit, rêve dont nous relevons cet écho dans Capitale de la Douleur (Paul Éluard) : 
O douce, quand tu dors, la nuit se mêle au jour 
Or, les allégories incarnées par des femmes tendent rapidement vers l’image de « la Femme », comme d’une seule et même personne et catégorie regroupant les mêmes caractéristiques, et sous- entend un schéma social et psychologique. Au contraire, les femmes ne sont pas un être unique, tantôt méprisé tantôt divinisé. Elles sont toutes différentes les unes des autres, la féminité est plurielle, changeante, elle a autant de visages qu’il existe de femmes. 
Bien souvent, hélas, les femmes ont été invisibilisées de la poésie, à commencer notamment par leurs écrits : on apprend plus volontiers les « grands classiques » de La Fontaine, Verlaine, Rimbaud ou Hugo que ceux de Louise Michel, Louise Labé, Anna de Noailles, Marceline Desbordes-Valmore ou Madeleine Desroches. Et leur image a souvent été réduite à celle de « La Femme », qu’elle soit fatale ou anonyme, haïe ou adorée, vierge ou putain, alors que ce ne sont que des « sorcières comme les autres9 », alors, comme l’implorait Anne Sylvestre : 

S'il vous plaît 
Regardez-moi je suis vraie
Je vous prie
Ne m'inventez pas
Vous l'avez tant fait déjà 
Vous m'avez aimée servante 
M'avez voulue ignorante 
Forte vous me combattiez 
Faible vous me méprisiez 
Vous m'avez aimée putain
Et couverte de satin
Vous m'avez faite statue
Et toujours je me suis tue 
Quand j'étais vieille et trop laide 
Vous me jetiez au rebut 
Vous me refusiez votre aide 
Quand je ne vous servais plus 
Quand j'étais belle et soumise 
Vous m'adoriez à genoux 
Me voilà comme une église 
Toute la honte dessous 


2. Où sont les femmes ? 
Que l’on mette le ‘E’ en majuscule, que l’on use de graphies tronquées à l’aide de tirets, barres obliques, parenthèses ou point médian, que l’on ait recours à la double flexion (« mesdames et messieurs »), à des rédactions épicènes (c’est-à-dire neutres : « les artistes », plutôt que « le peintre et la peintresse »), ou bien encore des néologismes comme « lecteurice », bien des parades sont possibles si l’on veut palier au masculin générique. C’est finalement chose assez simple lorsqu’on ne compte pas ni ses mots ni ses pieds, à l’oral comme à l’écrit. Mais en poésie, l’écriture peut avoir une forme très codifiée, et exige parfois de faire rentrer ses pieds dans des ballerines très ajustées. Et encore ! Parle-t-on de la poésie « lue, enfermée dans sa typographie10 » ? Ou bien de celle qui « ne prend son sexe qu'avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l'archet qui le touche11 » ? 
Tout n’est pas uniquement question de bonne volonté – les vers se remplissent difficilement plus haut que le bord – mais presque. Si les graphies tronquées peuvent se lire indifféremment au masculin ou au féminin, et quand même rimer ensemble, c’est envisageable à l’écrit : l’œil lit la double flexion et le cerveau comprend les deux genres : 

Fils/fille de coureur·euse des bois et de contrebandier·e 
Enfant des sept nations et fils/fille d'aventurier·e12

Une fois chantée, les deux genres ne peuvent apparaître qu’à l’aide de deux voix différentes, l’une incarnant le fils, et l’autre la fille. Mais il est pourtant possible d’inclure hommes et femmes dans un même vers, sans que la scansion n’en pâtisse : 

Tandis que quelques militaires font leur métier de matadors 
Des ouvriers, des ouvrières détruisent une prison d'abord !13

Pour prendre exemple du même texte, interprété par René Binamé : « des femmes ont pris la blanchisserie et sortent le linge au soleil ». Si l’on souhaite la chanter, le sexisme14 en moins, il est tout à fait possible de remplacer « des femmes » par « des gens » ou encore « un groupe », « des ami·es ». 
Mais subsiste un problème majeur dans ces alternatives : la question sémantique. Les différents termes proposés ici ne contiennent absolument pas les mêmes sens ni les mêmes connotations. Dans le cas « des femmes », l’auteur décrit des personnes humaines, on imagine presque leurs visages, leurs vêtements, et leurs manches retroussées. Avec « des gens » ou « un groupe » il est désormais question d’une foule anonyme et floue, peut-être même composée uniquement d’hommes, d’une part du fait que ce sont des substantifs masculins, mais également parce que l’Académie française a bien réussi à nous faire comprendre que si rien n’est précisé, c’est que la population décrite est masculine. Et si l’on remplace « des femmes » par « des ami·es », on s’avance un peu sur les liens entre l’interlocuteurice et les personnes décrites. 
Alors qu’il n’est question que d’un seul terme, dans la réécriture d’une chanson, nous voilà presque à revêtir la casquette de traducteurice, cherchant le mot juste, tâchant d’éviter la sur- traduction et le flou artistique. 
Ces questions de genres et de poésie, nous ne sommes pas les premières ni les premiers à nous les être posées. 
Marceline Desbordes-Valmore, quand elle ravive sa « promenade d'automne15 », reste floue sur l'identité de la personne destinataire du poème. C'est une adresse de « je » à « tu ». « Je », c'est Marceline. C'est une femme, elle parle en son nom, et parfois en celui des femmes et de leurs conditions: «Je n’osai te parler; interdite, rêveuse / Enchaînée et soumise à ce trouble enchanteur ». Elle s'adresse à « mon âme, ma vie », des substantifs tantôt masculin et féminin. Comme l’identité de genre du ou de la destinataire est floue, le poème peut aussi bien avoir été adressé à un amant qu’à une amante, et ainsi, quiconque peut se le réapproprier et l’offrir, indifféremment à un homme ou à une femme. Le poème entre ainsi dans une universalité viscéralement inclusive et humaine, par-delà les genres et pour toujours l’amour. 
La poétesse Marceline Desbordes-Valmore nous offre ainsi un bon exemple de rédaction poétique neutre. Dans l’avant-propos de son Anthologie de la poésie féminine16, Françoise Chandernagor, lorsqu’elle s’interroge au sujet de la « poésie féminine », évoque d’ailleurs la question de l’universalité de l’amour et de l’importance – ou non – des genres : 
Certes, je doute fort qu’il existe une « poésie féminine » de l’amour : si les adjectifs et participes n’étaient pas au féminin, et si le texte ne comportait aucune allusion à un homme aimé, ou à une robe et une longue chevelure, distinguerait-on toujours au premier coup d’œil un poème écrit par une femme d’un poème écrit par un homme ? Sans doute pas. Sinon, pourquoi les spécialistes discuteraient-ils encore pour savoir si Luise Labé était une femme, ou, simplement, le pseudonyme d’un groupe d’hommes ? 
Louise Michel, dans « Chanson de cirque – Corrida de Muerte17 », inclut homme et femmes dans le public de la bataille qu’elle décrit en utilisant une variante à la double flexion, avec une alternance de genres : 

Les hauts barons blasonnés d'or,
Les duchesses de similor, 
Les viveuses toutes hagardes, 
Les crevés aux faces blafardes 

Femmes et hommes de tous milieux sociaux se mêlent à la foule décrite, témoignant ainsi d’une égalité très essentiellement humaine. 
Plus récemment, en 2019, la poétesse Rim Battal se libère – elle n’est certes pas la première – d’une métrique régulière, mais aussi et surtout d’une hégémonie de genre masculine, notamment dans son poème « Angoisse fossile » : « Les amantes, pareilles aux amants, demandent si [...] est- elle, est-il, le dernier ». Dans ces vers, elle utilise la double flexion sous forme comparative d’abord, puis en simple répétition, pour finir enfin par un accord de proximité justifiant le masculin non pas générique, mais grammaticalement logique. 
Cette solution, applicable aussi bien à la prose qu’à la poésie, remet au goût du jour une pratique bannie (et néanmoins utilisée, très certainement inconsciemment tant la tournure est logique et vient naturellement à l’esprit, l’ironie !) par les Immortels. La règle de l’accord de proximité consiste, comme son nom le laisse présager, à accorder l’adjectif au genre du nom le plus proche (« les hommes et les femmes sont belles »). En 2011, la campagne « Les hommes et les femmes sont belles » avait d’ailleurs été lancée contre la règle grammaticale du masculin l’emportant sur le féminin. Plus récemment, en 2017, Éliane Viennot avait adressé la pétition intitulée « Nous ne voulons plus que ‘le masculin l'emporte sur le féminin’ » à Jean-Michel Blanquer, Ministre de l’Éducation Nationale. Cet accord était, sans surprise, dans le viseur des mêmes intellectuels qui s’attelaient à « purifier la langue française » des « formes féminines fautives » qui écorchaient supposément l’oreille des lecteurs du XVIIe siècle. 

Conclusion
Alors que la démasculinisation de la prose française de tous milieux (journalistique, publicitaire, commerciale ou simple rédaction informative) se démocratise, la question de la poésie reste chasse gardée des intellectuels masculinistes, s’accrochant aux codes de la poésie comme à celui du virilisme, dernier rempart contre l’égalité des sexes et des genres qui menacerait leur domination sur les femmes. Les formes de poésie inclusives restent aujourd’hui encore majoritairement du domaine militant. Les féministes avaient même été raillé·es (pour ne pas dire insulté·es) copieusement par les mêmes, qui craignaient qu’on ne s’attaque à exiger la réécriture des grands classiques. 
Le XXIe siècle n’est pourtant pas pionnier en matière de poèmes et chansons féministes, ni de réécritures inclusives. Prenons pour exemple « La Marseillaise des cotillons », écrite par Louise de Chaumont en 1848, George Montéhus qui, en 1905, écrivait et chantait « La grève des mères », Germaine Tailleferre qui s’insurgeait contre l’imbécilité de la fidélité en 1929, les chants du MLF depuis les années 70, Jacques Prévert et ses « Refrains enfantins » en 1972, Anne Sylvestre et ses « sorcières comme les autres » en 1986, et plus récemment en 1996 avec Juliette, qui faisait l’apologie de femmes historiques dans ses « Rimes féminines »... et tant d’autres ! 

Mesdames et messieurs, à vos plumes, allons ! 
Qu’elles soient délestées de ces boulets de plomb,
De ceux qui nous écorchent la chair, le cœur, les ailes,
Et nous envolent loin des sexistes querelles ! 
Qu’importe si nos vers ont les pieds mal chaussés, 
Pourvu qu’ils nous transportent, sœurs et frères... et soudé·es ! 

CHLOE RICHARD, mai 2020 


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1 Cité par Romain Jeanticou dans son article « Un · de discorde » dans Télérama, N° 3545-3546 du 23 décembre 2017 au 5 janvier 2018 
2 Clin d’œil à l’ouvrage d’Élise Thiébaut : Ceci est mon sang: Petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font, Éditions La Découverte Poche, Paris, 2017, 2019.
3 Lessard, M. et Zaccour, S., Manuel de grammaire non sexiste et inclusive – Le masculin ne l’emporte plus !, Éditions Syllepse, Paris, 2018 
Vaugelas (Favre, C.), Remarques sur la Langue Française, 1647, p. 273
5 L’absence de féminisation est délibérée : il n’y aura pas de femmes à l’Académie Française avant le 6 mars 1980, date à laquelle Marguerite Yourcenar prend place dans les fauteuils Immortels. Mais les femmes resteront toujours en large minorité dans cette institution, et encore aujourd’hui, Marguerite Yourcenar est décrite par l’Académie Française en ces termes : « Commandeur de la Légion d’honneur, Officier de l’ordre national du Mérite, Officier de l’ordre de Léopold de Belgique, Essayiste, Poète, Romancier ».
6 Viennot, É., Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin – petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014 
7 Andry de Boisregard, N., Réflexions sur l'usage présent de la langue françoise ou Remarques nouvelles et critiques touchant la politesse du langage : suite des Réflexions critiques sur l'usage présent de la langue françoise, Slatkine, Genève [diffusion Champion, Paris], 1689 
8 Genette, G., Figures II, Coll. Tel Quel, Éditions du Seuil, 1969 
Anne Sylvestre, « Une sorcière comme les autres », Une sorcière comme les autres, 1975 
10 Léo Ferré, « La Préface », Poètes, vos papiers !, 1956
11 Idem 
12 Corrigan Fest, « Je suis Fils », La victoire en chantant, 2007
13 Serge Utge-Royo, « Juillet 1936 », 1976
14 Sexisme actuel, en tout cas. Il est évident que cette phrase est à replacer dans le contexte de la guerre civile espagnole de 1936, ainsi que dans celui de l’auteur de la chanson, en 1976. Mais nous la chantons avec notre regard du XXIsiècle, pour lequel l’association des femmes et de la blanchisserie est un stéréotype de genre que nous souhaiterions éviter.
15 Desbordes-Valmore, M., « La promenade d’automne », Élégies, 1830
16 Chandernagor, F., Quand les femmes parlent damour – une anthologie de la poésie féminine, Le cherche midi, Paris, 2016
Par ailleurs, cette anthologie est un très bon départ pour interroger la poésie et les femmes sous un angle social.

17 Michel, L., Œuvres posthumes, 1905