CHAPITRE 2
COMMENT LE SEXE VIENT AUX HOMMES1


Dans l'espèce humaine, combien existe-t-il de sexe ? 
Réponse A : Il existe deux sexes.
Réponse B : Il existe trois sexes.
Réponse C : Il existe quatre sexes. 
Réponse D : Il existe sept sexes. 
Réponse E : Il existe autant de sexe qu'il y a de gens.

J'aimerais vous amener, par l'imagination, à observer un monde différent, quelque part ailleurs dans l'univers, un endroit habité par une forme de vie qui ressemble beaucoup à la nôtre, à cela près que ces créatures grandissent avec un savoir particulier : elles savent être nées avec une variété infinie. Elles savent, par exemple, que leur code génétique les fait naître avec des centaines de configurations chromosomiques différentes, à l'endroit de chaque cellule dont nous dirions qu'il détermine leur «  sexe ». Ces créatures n'apparaissent pas uniquement sur le mode XX ou XY ; elles naissent également en mode XXY, XYY et XXX, plus une longue liste de variations en « mosaïque » où certaines cellules présentent une combinaison particulière et d'autres cellules, une autre. Certaines de ces créatures naissent avec des chromosomes qui ne sont même pas tout à fait de type X ou Y, puisqu'une petite partie d'un chromosome se détache et va se coller à un autre. Il existe des centaines de combinaisons différentes et, même si elles ne sont pas toutes fécondes, beaucoup d'entre elles le sont. Les créatures de ce monde apprécient leur individualité, se délectant du fait de ne pas être sécables en catégories distinctes. Ainsi, lorsqu'arrive un nouveau-né doté d'une configuration chromosomique rare, ésotérique, on fait une petite fête en se disant : « Ha ha ! Un autre signe que nous avons toutes et tous notre propre notre propre identité. » 
Ces créatures vivent également avec la conscience d'être nées selon une large palette de configurations génitales. Les structures tissulaires placées entre leurs jambes varient le long d'un continuum allant d'un clitoris et d'une vulve à un pénis et un scrotum, dans toutes les combinaisons et gradations possibles. Ces êtres vivent en sachant que, dans tous les cas, leurs parties génitales se sont formées avant la naissance à partir exactement du même petit bouton de tissus embryonnaire appelé tubercule génital, qui s'est développé sous l'influence de quantités variables d'une hormone, l'androgène. Ces créatures aiment et respectent les parties génitales naturelles de tout le monde – y compris celles que nous décririons comme un micro-phallus ou un clitoris de plusieurs centimètres. Elles trouvent étonnant et inestimable que, comme leurs parties génitales viennent toutes du même tissu embryonnaire, ces parties soient innervées de façon très semblable, de sorte qu'elles réagissent au toucher avec la même énergie délirante qui résonne parfaitement entre elles. « Ciel, pensent ces créatures, tu dois ressentir quelque chose dans ton tubercule génital qui ressemble intensément à ce que je ressens dans le mien. » Bon, d'accord, elles ne le pensent pas exactement de façon aussi loquace ; à cette étape, elles sont plutôt en proie à leurs émotions ; mais c'est un fait qu'elles ressentent un lien réciproque très puissant – dans la gamme de leur merveilleuse diversité.
Je pourrais continuer. Je pourrais vous parler de la variété d'hormones qui ruissellent dans leur corps en une multitude de formes et de proportions différentes, aussi bien avant la naissance que durant toute leur vie – les hormones que nous disons « sexuelles », mais que ces créatures appellent « inducteurs d'individualité ». Je pourrais vous dire comment ces créatures pensent à la procréation. Durant une partie de leur vie, certaines d'entre elles sont tout à fait capables de gestation, d'accouchement et de lactation ; et durant une partie de leur vie, certaines d'entre elles sont tout à fait capables d'insémination ; et durant une partie ou la totalité de leur vie, certaines sont incapables de l'une ou l'autre de ces fonctions ; elles concluent donc qu'il serait ridicule d'enfermer à perpétuité qui que ce soit dans une catégorie sur la base d'une capacité variable qui peut être utilisée ou non et qui, de toute manière, se modifie tout au long de leur vie de façon assez aléatoire et très personnelle. Ces créatures ne sont pas indifférentes à la procréation, mais elles ne passent pas non plus leur vie à bâtir une définition de soi axée sur leurs capacités reproductives variables. Elles n'ont pas à le faire parce que ce qu'elles ont de vraiment particulier, c'est la capacité de ressentir une identité personnelle sans devoir lutter pour s'adapter à une identité de catégorie basée sur leur anatomie de naissance. En fait, ces créatures sont tout à fait heureuses. Comme elles ne se soucient pas de répartir d'autres créatures en catégories, elles n'ont pas à se soucier d'être à la hauteur d'une catégorie à incarner.
Ces créatures ont, bien sûr, du sexe. Du sexe joyeux, houleux et énergique, et du sexe suant, glissant et collant, du sexe tremblant, bouleversant et tumultueux, et du sexe tendre, frissonnant et transcendant. Elles ont du sexe doigts contre doigts, du sexe au ventre contre ventre, du sexe tubercule génital contre tubercule génital. Elles ont du sexe, pas un sexe. La vie érotique de chacune de ces créatures n'est pas la performance obligée de leur statut au sein d'un système de catégories –parce qu'il n'existe pas de tel système. Il n'y a pas de sexes auxquels appartenir, ce qui fait que la sexualité entre les créatures est libre d'avoir lieu entre individus véritables, plutôt qu'entre représentant·es d'une catégorie. Elles ont du sexe. Et non pas un sexe. Imaginer vivre de cette façon.
Vous avez sans doute deviné l'objectif de cet exercice de science-fiction : au plan anatomique, chaque créature de ce monde imaginaire pourrait correspondre en tout point à chaque être humain vivant sur Terre. En fait, nous sommes ces créatures – à tous égards sauf au plan social et politique. La façon dont elles naissent est celle dont nous naissons, pas plus assujetties qu'elles à l'un ou l'autre des deux sexes, mais dans un continuum physiologique où il n'existe pas de point précis et défini que l'on puisse appeler « masculin », ni de point précis et défini que l'on puisse appeler « féminin ». Si l'on considère l'ensemble des variables de nature dont il est dit qu'elles déterminent le « sexe » humain, il est absolument impossible d'en trouver une qui scinde sans équivoque notre espèce en deux. Chacun des prétendus critères d'appartenance de sexe affiche lui-même un continuum – c'est vrai pour les variables chromosomiques, les variations génitales et gonadiques, les capacités procréatives, les proportions endocriniennes, et tout autre critère que vous pouvez imaginer. Chacune de ces variables peut prendre une foule d'alignements, et elles peuvent toutes varier indépendamment les unes des autres2.
Que signifie tout cela ? D'abord, un dilemme logique : soit « l'homme » et « la femme » existent réellement en nature comme entités humaines fixes et précises et l'on peut fonder de façon crédible tout un système social et politique sur ces catégories naturelles absolues ; soit notre identité de sexe présente une variété infinie. Comme l'a écrit Andrea Dworkin en 1974 :

La découverte est, bien sûr, que « l'homme » et « la femme » sont des fictions, des caricatures, des construits culturels. En tant que modèles, ils sont réducteurs, totalitaires, inadaptés au devenir humain. En tant que rôles, ils sont statiques, méprisants pour les femmes, des impasses tant pour les hommes que pour les femmes (Dworkin 1974 : 174).

La conclusion à en tirer s'impose :
Nous sommes clairement, une espèce multisexuée dont la sexualité s'étale sur un vaste continuum où les éléments appelés homme et femme sont imprécis3 (Dworkin 1974 : 183).

« Nous sommes […] une espèce multisexuée. » J'ai lu ces mots pour la première fois il y a un peu plus de 10 ans – et cette reconnaissance libératrice m'a sauvé la vie.
J'ai su durant toute ma jeunesse qu'il y avait quelque chose de vraiment problématique dans mon rapport au principe masculin. Dans mon for intérieur, je n'ai jamais vraiment cru être tout à fait masculin – je n'ai jamais cru que je devenais suffisamment un homme. Je croyais qu'il existait quelque part, chez d'autres hommes, quelque chose qui était la vraie masculinité américaine – le produit authentique – mais moi, je ne l'avais pas, ou du moins pas suffisamment pour me convaincre moi-même, même si j'arrivais à être relativement convaincant pour mon entourage. J'avais l'impression d'être un imposteur, un faux. Il était très pénible de ne pas me sentir assez masculin, et je n'avais alors aucune idée à quel point je n'étais pas le seul à vivre cela.
Puis, j'ai lu ces mots – qui me suggéraient pour la première fois que la notion de masculinité était une illusion culturelle, une croyance non fondée, un faux-semblant, un château de cartes. Elle n'est pas vraie : la catégorie à laquelle je tentais si désespérément d'appartenir, d'adhérer en bonne et due forme – n'existe pas. Pfft, envolée ! Un instant, on est terrifié à l'idée de ne pas en faire vraiment partie ; un instant après, on est libre, sans plus avoir à se tracasser. Aussi marginal que l'on se sente face à la « masculinité authentique », cela n'a aucune importance. Ce qui en a, c'est notre for intérieur – et comment l'on vit, comment l'on traite les gens, ce que l'on peut apporter au monde durant notre passage sur cette Terre, avec quelle honnêteté on aime et avec quel soin on fait des choix. Voilà ce qui compte réellement. Pas le fait d'être ou non un vrai homme. Il n'existe rien de tel.

Refuser d'être un homme : pour en finir avec la virilité
éditions Syllepse etM éditions
collection Nouvelles Questions Féministes, 2013, pp.73-77
traduit par Martin Dufresne, Yeun L-Y et Mickaël Merlet

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1. NdT : Quand Stoltenberg parle du « sexe », il désigne non l'organe mais à la fois la sexualité, au sens de to have sex, et la catégorie, le sexe de l'état civil. Il pourra ainsi écrire à la page 154 : « Avec quel sexe le sexe est-il le meilleur ? » Son propos dans le présent chapitre est de montrer comment les hommes ont actuellement du sexe comme façon d'avoir un sexe.
2. La source de ces renseignements sur les prétendus déterminants sexuels de l'espèce humaine est une série d'interviews que j'ai menés à Baltimore (Maryland) en 1979 avec le Dr John Money, sexologue, pour mon article, « The Multisex Theorem », publié en version abrégée dans le magazine Omni, en mai 1980, p. 67-73.
3. En italique dans le texte.